L'évidence

1-

L’autre fois, en rentrant de Gafsa, j’ai croisé à Tunis un collègue de Sousse. J’étais en train de distribuer un journal, “État d’urgence”. Je l’ai salué chaleureusement, il a hésité, puis m’a dit rapidement “bonjour” à voix basse, en regardant discrètement derrière moi. Je me suis retourné et j’ai vu arriver de loin un professeur de Sfax. J’ai compris que mon ami attendait son directeur de thèse et qu’il ne voulait pas se faire choper en ma douteuse compagnie. J’ai donc mis mon ami à l’aise et j’ai passé mon chemin sans me retourner.

2-

Aujourd'hui, j'ai vu, un homme, brillant, près d'un homme mat. Ils attendaient, un troisième homme, qui aurait, certainement, les yeux clairs, mais qui ne vint pas. Là-bas, dans le pays des brillants, des mats et des yeux clairs, ils s'attendent toujours tout le temps les uns les autres, et l'un des trois, souvent les yeux clairs, ne vient pas. Un autre brillant s'est joint aux deux premiers, et puis un autre mat, et puis encore un mat, et puis encore un brillant. Les six trainaient des queues sales, se frottaient les mains contre les narines, et bavaient sur leurs dents aiguisées. Les six brillaient des yeux en jetant des regards nerveux aux alentours. Il faisait chaud. L'ample costume du premier m'aurait alerté, ses manches qu'il ne retroussait pas, son cartable en simili-cuir marron avec les notes de ses étudiants, sa cigarette qui guète un briquet, ses ongles courbes et jaunes, mais j'avais la tête ailleurs. C'est finalement la géométrique qui donna l'alerte : la distance qui les séparait les uns des autres, le diamètre moyen du cercle approximatif inscrit dans le polygone formé par ces têtes chauves et luisantes, le tout rabattu en perspective, commença à se réduire, dangereusement. Dans la cour dégagée, ils étaient plus proches les uns des autres que la distance critique ou un véritable partage humain ne puisse l'admettre. Je me rendis soudain à l'évidence, c'étaient des rats.

3-

Sur le bureau d’un directeur de collège à Kasserine, soigneusement plié, le dernier numéro d’un journal culturel fait tache blanche. Vieux d’un an ou deux, un jeune enseignant l’ayant récupéré à Tunis et conservé précieusement, a cru, suite à son recrutement récent, pouvoir en faire cadeau à la maigre bibliothèque de son collège. Un jeune dynamique et motivé, certainement.