L'insulte éternelle, ou comment prier les mains dans les poches.

   Ce matin, après une nuit blanche, sur un coup de tête, j’ai arrêté une vidéo de Marcel Lebrun et j’ai pris l’autoroute. Une heure plus tard, je cherchais sur ma gauche, derrière des constructions nouvelles, le toit du « bloc de dessin » de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Nabeul où je travaillais jadis. Je ne l’ai vu qu’à moitié, mais je ne faisais que passer. Quelque part, entre-temps, j’avais décidé que j’allais à la plage.
   Je me suis baigné à Sidi el Mahrsi, juste en dessous du Mausolée. Un petit bout de plage comme coupé du monde. C’était l’idée, aurait dit le saint. J’ai trainé lourdement mon corps dans l’eau fraiche jusqu’à cette profondeur où la tête sort à peine de l’eau et où les orteils frôlent encore le fond. Dans cette aire, entre la marche, la nage et l’envol, j’ai tourné le dos à l’horizon et au soleil qui pointait. Face à moi s’étendait la ligne de la plage, le mausolée au milieu. Sous mes pieds, les mouvements de l’eau transparente faisaient onduler le tapis de sable fin dont je voyais encore nettement la texture. Le temps s’étirait doucement, j’ai même failli fermer les yeux. Là, j’ai attendu que me vienne une idée, un flash, une lumière... mais en sachant pertinemment que rien n’allait venir, je n’ai fait que feindre l’attente, en laissant seulement passer du temps. En gros, je l’avoue, j’ai aidé ma conviction au lieu de tout faire pour l’ébranler, têtu que je suis. Et cela n’a fait que se confirmer encore : la beauté d’un lieu n’est pas responsable de l’inspiration. Sur le chemin, en faisant un détour par Hammamet, l’argument me vint inutile et en retard : dans ce beau pays, il y aurait eu plus de poètes que de commerçants.
Je n’ai jamais su si j’aime ou pas la pièce de cinq dinars. Quelque chose cloche peut-être avec sa forme, sa taille relative ou ce qu’elle prétend valoir. Mais j’ai senti un plaisir indéniable de m’en débarrasser sur cette table, à l’accueil du Centre Culturel International de Hammamet (nomination longue que je préfère pourtant à comment sonne le Dar Sébastien), dès que je compris qu’il fallait payer pour entrer. En échange, on me dit que je pouvais, désormais, aller où je voulais. J’entendis que cela inclut de partir et je compris que mon reflex numérique qui me pendait à l’épaule couvrait à peine la perte en sérieux que me causaient réunis mon short encore mouillé et ma tong couverte de sable. L’horizon encore dans les yeux et l’eau de mer à la gorge, la vue aérienne subitement offerte par une carte des lieux, dressée un peu plus loin, me fut carrément illisible. Le point rouge, Vous êtes ici, dont j’ai vérifié l’existence par pur soucis pédagogique ne m’ajouta rien du tout mis à part que j’étais visiblement à la périphérie de ce qui avait l’air d’un grand labyrinthe. J’avais évité d’annoncer au gardien l’objet de ma visite. Je ne pouvais pas me permettre de malmener encore le nom du poète dans une formule incertaine, et de risquer en conséquence de voir par quelle finesse du geste allait-on m’indiquer le chemin. Je me suis donc aventuré sur les pistes, en cherchant des yeux ce que la nièce de l’artiste, une collègue, avait décrit comme œuvre imposante. Je m’attendais alors à voir cette œuvre immédiatement, mais rien ne vint de suite. En avançant, je plaignais cette ministre de la culture, de ne pas pouvoir venir le temps de son mandat, en tong sous ces arbres et de devoir, à chaque sortie officielle par ces temps de fausseté et d’opportunisme, supporter la compagnie d’une horde d’administratifs de tous bords, aux dents qui brillent et à la chorégraphie douteuse. Elle qui a pris, paraît-il, ce même chemin sinueux l’avant-veille, en s’efforçant au sourire du début à la fin. Un artiste ne devrait pas endurer cela.

Premier contact visuel avec l’œuvre de Sadika Keskes, Prière éternelle.

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Du magnifique golfe de Hammamet, la ligne d’horizon marie poétiquement les nuances de bleu, et décapite en passant le poète. Si vous faites entre un mètre soixante-quinze et un mètre quatre-vingt-cinq, vous allez très probablement avoir la même première impression, à quelques nuances de bleu près, selon l’heure de la journée à laquelle vous visiterez les lieux, ou votre degré de parenté avec l’artiste. Je m’adresse donc à vous, désormais aussi directement, lecteur, parce qu’à ce stade vous l’avez sans doute compris, il ne s’agit nullement ici d’un journal intime. Revenons donc à ce martyre. A la périphérie des jardins, une petite allée bordée d’arbres loge son point de fuite dans la gorge d’une statue. Ceux qui dessinent le verraient de suite, et ceux qui ne dessinent pas ressentiraient sans doute l’effet de la parole étouffée sans en saisir la cause. Installation dit-on ! Un Vous êtes ici, marqué d’un point rouge, aurait là tout son sens. Voilà où nous en sommes, semble vouloir dire la statue. Les vingt mètres séparant la piste de l’œuvre, parce qu’on devine dès que l’effet contre-jour se dissipe, que ce n’est pas seulement une statue sur un socle, ne permettent pas à la maigre silhouette, en dépit de ses deux mètres soixante-dix de dominer quoi que ce soit, surtout ainsi entourée d’aussi grands arbres. C’est là qu’on se dit : Je n’aurais pas dû lire les descriptions avant de venir. D’ailleurs, si vous n’y êtes pas allés, arrêtez tout de suite de lire ceci et faites mieux de votre temps que de permettre à cet ensemble d’impressions personnelles de vous induire en erreur. Un principe est bien simple : la taille est relative. Mais tout aussi simple : Une œuvre de grande taille n’est pas forcément une œuvre imposante, et une œuvre imposante n’est pas forcément une œuvre qui fait sens. Sinon, quel sens donner au fait de représenter dans des proportions monstrueuses le corps (ou l’âme, dit-on) d’un poète aussi humain, ou d’un poète tout court, quand on prétend lui rendre hommage ? Gigantisme quand tu nous prends ! (Oui, j’ai le droit de le dire.)
   Quand on s’engage dans l’allée, qui se trouve être moins élevée que la piste, la ligne d’horizon descend, -loin de moi de vouloir vous faire un cours de perspective, et descend avec elle le point de fuite qui se situe de plus en plus bas, enfonçant l’étouffement dans la poitrine, ensuite davantage dans le ventre, et enfin un peu plus haut que le sexe (si par chance vous faites un peu plus qu’un mètre quatre-vingt). Il faut entendre que la ligne d’horizon correspond toujours au niveau du regard et qu’une fois à côté de l’œuvre, on a la tête plus ou moins au niveau des hanches de la statue. Mais pour ne pas alourdir ce texte, je préfèrerais laisser la psychanalyse à ceux qui en maîtrisent le jargon, surtout que l’œuvre qui représente un homme a été réalisée par une femme pour la journée de la femme. Alors baissons les yeux et changeons de sujet.
   Il y a un détail technique dans la prolifération des constructions anarchiques qu’a connu le pays après 2011, qui relève du dessin mais que je déteste pourtant et qui est de redessiner l’alignement des briques sur l’enduit lisse qui est censé les cacher. Cela vient peut-être des décors ratés de films où, pour des raisons évidentes de coût, on simule sur des écorces pas chères la noblesse de la pierre d’antan, ensuite cela serait devenu une mode de décoration dépourvue de sens pour ceux qui manquent cruellement aussi bien de technique que d’idées. S’il est possible que les règles de perspective d’un certain dessin puissent échapper à la plupart des visiteurs, ce dessin-là est au contraire repérable de tous. C’est là que j’ai eu la certitude que c’était définitivement mal parti : l’œuvre est portée par une dalle de béton gris qui simule un carrelage de cette même manière.

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

    Sur la dalle en béton, un parallélépipède rappelle un mastaba. Mais qu’on me passe cela. Je sais que cette partie horizontale de l’œuvre n’a visiblement rien à voir avec le « tombeau égyptien privé de l’ancien empire », je vous laisse faire quelques clics, mais c’est la première fois que je trouve un moyen de faire usage de ce terme mastaba depuis que je l’ai appris voilà dix-huit ans à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, -en passant, je ne prends pas le raccourcis école des beaux-arts, je le laisse aux artistes pressés de devenir internationaux et contemporains. Qu’on m’excuse alors ma frustration de ne pas pouvoir jusque-là rentabiliser cette case de ma mémoire, mastaba ! Quel bonheur d’y parvenir enfin ! A l’époque, on apprenait des choses comme si on était seuls à les connaître, sans se douter le moins du monde que le savoir allait être en si peu de temps aussi disponible et vulgarisé. Mais c’est-à-dire qu’à la vue de ce bloc, l’impression du tombeau est inévitable, et par conséquent on imagine le défunt se relever. Voilà ce qui suffit à transformer d’un coup un respectable centre culturel en un vulgaire parc d’attraction, pour ne pas dire en cimetière hanté.
  
   Mais ce n’est pas non plus un simple parallélépipède, il est composé de deux parties superposées, la première, en béton, soutient la deuxième, métallique. Un espace est prévu entre les deux parties pour placer des projecteurs. On comprend donc que cette partie de l’œuvre est conçue pour la nuit. La plaque de métal présente un texte en arabe, découpé probablement au laser, dans une typographie qui n’est pas conçue pour être découpée. Ceci revient au fait que certaines lettres de la langue arabe, comme il en existe dans d’autres langues, sont dotés d’un oeil. Ce sont les lettres qui présentent un traçage circulaire fermé : le Saad (ص), le Dhaad (ض), le Taa (ط), le Dhaa (ظ), le Fee (ف), le Qaaf (ق), le Miim (م), le Hee (هـ) et le Waaw (و). Si on ne choisit pas une typographie adaptée au découpage, ce dernier ferait tomber de la lettre son oeil que le support papier sait d’habitude garder en îlot entre les lignes d’encre. C’est ce qui se passe ici, les lettres ont les yeux crevés, elles sont aveugles. Mais au lieu d’accorder au vide une chance pour chercher quelque chose dans la profondeur, l’artiste s’est vite précipitée de doter chaque cavité d’un œil de verre qui reflète désormais l’image monotone du ciel, le verre soufflé étant sa spécialité. La statue en argile, ou en je ne sais quel type de terre, parce qu’il faut remarquer qu’aucun cartel ni panneau ne le précise, a été épargnée de cette taxidermie : l’artiste s’est contentée de lui crever les yeux.

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Le texte, il s’agit de passages des plus connus du poète, est divisé en deux parties inversement orientées sur la plaque, ce qui invite le visiteur à se mettre d’un côté et de l’autre de la longueur du rectangle pour les lire. Ceux qui portent comme moi une tong sont priés de faire attention à la marche avant d’entamer le faux carrelage, cette dernière étant oblique et mal finie, ils risquent sinon de se prendre le bord d’une plaque de tôle rouillée en pleine figure. Je n’ai évidemment rien contre la rouille ni contre risquer la peau du visiteur, on peut tout faire en art contemporain, du moment qu’on l’assume. Ceci dit, venons-en à une partie intrigante, enfin un peu d’intrigue, dirait-on. Entre les deux rangées de texte, une forme bizarre est découpée de la même manière que le corps des lettres. Elle est orientée, pour peu qu’on ait le sens de l’anatomie, comme une ombre de la statue. Il faut donc se mettre au niveau de cette dernière pour la comprendre. A première vue, les courbes générales renvoient directement au corps féminin stylisée, un Y bizarrement droit, dessine au milieu de ces courbes ce qui se laisse assimiler à l’entre-jambes, mais un grand problème persiste, qu’est-ce qui se passe au-dessus du ventre ? Et on en vient immédiatement à ce qui devient plus urgent : où est passée la tête de cette femme ? Je ne sais pas si c’est l’effet nuit blanche, l’image encore fraîche du poète décapité par une ligne d’horizon, la réminiscence d’un cours sur un roman-collages qu’un allemand a fait paraître en temps de crise économique avant que son pays ne sombre dans le nazisme, ou le souvenir récent de la fête de la femme, mais qu’il y ait là un corps féminin décapité m’est apparu pour un moment d’une grande évidence. La statue debout sur le bord du rectangle semble s’être arrachée à ce vide béant, ce qui rappelle le cimetière hanté de tout à l’heure mais qui accentue la question de la tête manquante.

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Aussi loin que je me souvienne, nous avons eu des chats à la maison. Leur nombre avait atteint trente-deux quand j’avais vingt ans et qu’on habitait encore un S+2 à Bellevue, à l’époque j’étais étudiant à l’ISBAT et j’en dessinais souvent, surtout après le déjeuner où le ventre plein ils faisaient la sieste. Le hasard a fait aussi que seulement la veille, ma fille de trois ans, a insisté pour voir Le royaume des chats, du studio Ghibli, où ces animaux prennent des postures humaines et où le personnage principal, une fille, doit se métamorphoser en chat pour épouser le prince des félins… Pourtant cela m’a échappé pendant de longues minutes, avant qu’à la relecture du texte le mot en arabe (قط) me mette la puce à l’oreille. Il ne me vient qu’une seule manière de le dire : Le chat est très mal dessiné... délibérément, c’est sûr, puisque l’artiste enseignait le dessin à Sfax… Et même si le dessin n’est pas son point fort, elle a sans doute les moyens de confier cette partie à un autre. Alors pourquoi le chat, qui est pourtant au masculin dans le texte, ressemble en partie à une femme ? La piste psychanalytique tente encore une percée, mais je la résorbe de nouveau. Pourquoi le chat a-t-il une tête géométrique et un corps ondulant ? Pourquoi est-il de face ? Et puis d’abord, pourquoi un chat ? Si c’est pour illustrer le chat du poème, pourquoi donc ce poème en particulier ? Analysons donc le poème !

 

   Dans le texte, le chat dit au poète « on se reverra demain » mais le poète, -je traduis et j’exerce en même temps en toute liberté mon droit à l’interprétation d’un texte poétique, répond que le lendemain n’est pas certain, avant de demander à la médecine et à dieu de ne pas le laisser seul avec le loup. (Quel loup ?) Le poète dit que le chat l’accompagne depuis un an dans un ascenseur, ne parle-t-il pas là de la maladie, qui l’accompagne au quotidien, qui se fait rappeler dans chaque moment de solitude et qui évoluant de jour en jour se transforme comme de chat en loup, avant de le dévorer ? Et que fait l’artiste ? N’a-t-elle pas trouvé dans l’œuvre du poète, pour lui rendre hommage, moins sombre qu’un fragment redoutant la mort ? Et en ayant quand-même fait ce choix, quelle posture atroce a-t-elle infligée au poète en le condamnant à se tenir debout, les yeux crevés et les mains collés au corps, devant sa propre mort ? L’artiste a-t-elle une interprétation plus appropriée à l’hommage qu’elle prétend vouloir faire au poète ? Comment ne pas voir partout la mort dans cette œuvre ? Comment ne pas relier le texte aux lettres aveugles, aux yeux crevés, à la pierre tombale ? Comment ignorer l’idée d’un enfer lorsqu’on voit jaillir des fentes calligraphiées de la lave en verre ? Est-ce mon esprit tordu ou ceci est négativement très harmonieux ? Mais qu’on ne saute pas de joie, ça n’est pas là le genre de questions qui permettent de dire que l’œuvre est intéressante parce qu’elle nous fait poser des questions !

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail). Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Tout le texte est en arabe, sauf la signature de l’artiste par son prénom (qui est aussi en passant le logo de sa fabrique de verre soufflé). Mais où est-elle placée ? La première partie du texte, orientée vers l’entrée des visiteurs, reprend des vers où le poète fait l’éloge des femmes de son pays, ensuite d’autres vers encore plus connus ont pour thème l’amour du pays. Entre les deux parties, à la même taille, et subissant le même traitement des lettres aveugles découpées au laser et de l’œil de verre, s’incruste la signature de l’artiste, évidente au point qu’un ignorant du texte, un visiteur “ثقفوت” (terme emprunté à une terminologie salafiste, signifiant dans ce contexte quelqu’un qui n’a pas eu de cours sur l’art contemporain donc un sous-homme !), l’attribuerait volontiers à l’artiste. Là, j’ai entendu l’artiste me crier de loin : Le verre c’est moi, m’avez-vous reconnue ? c’est ma signature ! Je suis la marque et je suis l’artiste : une hallucination bien évidemment, ou un peu d’eau dans les oreilles... (ça aussi, j’ai le droit.)

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

Attention, deuxième signature : celle-ci est gravée à même la matière, juste au-dessus de la ceinture, dans le dos de la statue, la même. J’en déduis que l’artiste conçoit son travail en deux parties, l’une en verre soufflé plus assumée que l’autre sculptée d’argile, car tandis qu’elle s’est donnée beaucoup de mal à fignoler la première en l’élevant au rang du texte du poète, la deuxième est petite, discrète et au dos. Un dos où elle laisse volontiers apparaître plus haut une grande partie métallique de la structure qui rouille déjà. Il est clair que le dos est négligé. La négligence de la finition atteint d’autres parties de l’œuvre : des lettres qui fusionnent sous l’effet du découpage ou de la manipulation, les pieds de la statue qui peinent à coller au métal, tout est permis en art contemporain, dirait-on encore.

 

Sadika Keskes, Prière éternelle, (détail).

Centre Culturel International de Hammamet, Août 2016.


 

   Le panneau à lire, dressé à côté de l’œuvre, s’il n’en fait pas partie, indique en trois langues qu’il s’agit d’une prière éternelle. Fermons l’œil en passant sur ce lapsus orthographique, là je n’y peux rien, où par l’omission d’un « à » l’artiste hérite du nom de famille du poète, faisant glisser ses origines sur la carte de Sfax à Sidi Bouzid. Ne faisons pas attention non plus à une erreur de traduction, est-ce encore délibéré ? où « prière éternelle » devient en anglais « une prière éternelle »… et recentrons-nous sur l’essentiel (manière de dire ce qui suit, la forme étant essentielle) : Qui est-ce qui prie ici ? Le poète sur son tapis de prière ? et les mains dans les poches ?! et pour ne pas mourir ?! L’artiste pour le poète ?! ou nous tous pour la culture de ce pays ? J’aurais aimé trouver autre chose, j’ai examiné les câbles électriques qui passent çà et là, les plantes grasses autour de l’œuvre, les alentours. Rien. En quittant, j’ai dû tourner le dos au poète. Un peu plus loin, j’ai repéré une sculpture offerte à la Tunisie par le Chili, à l’occasion de la fête de le femme, quelques années plus tôt, je n’ai pas osé l’approcher, elle était petite et pourtant imposante, mais j’ai deviné de loin la plaque discrète portant le nom du sculpteur et j’ai repris la ballade. Ce centre est particulièrement bien entretenu. Ce qu’il fait bon sous ces arbres !
   Je suis rentré à Ez-Zahra. Je me rappelle le premier soir dans ce quartier, où au moment de sortir les poubelles je cherchais mes sacs à la main les bennes à ordures. Un vieil homme sans dire un mot me les avait montrées du doigt, elles étaient à ma portée de vue, mais je les cherchais trop près. En y arrivant, un groupe de jeunes finissaient de dégager la rue d’un tas d’ordures qui a dû échapper au camion pressé de la municipalité, et reprenait sa route vers le centre-ville, je n’avais jamais vu cela auparavant. Quand dans un quartier, on découvre un tas d’ordures en pleine rue, et que les habitants par civisme s’appliquent au nettoyage, ce n’est pas que le peuple s’intéresse tant à la poubelle. De même, beaucoup de critique ne veut pas dire beaucoup d’intérêt. Je ne compare pas cette œuvre à un tas d’ordures, et combien-même je le ferais, après Schwitters et Manzoni ça pourrait même être flatteur. L’argument que l’art contemporain permet tout ce qui dérange, ne tient pas lorsque l’artiste revendique exactement le contraire de ce qui dérange. L’intention de l’œuvre est clairement formulée : rendre hommage au poète. L’œuvre pourtant l’insulte et insulte tous ceux qui ont un jour aimé le pays, la poésie, la femme et les chats. La liste des mots clés qu’on retrouverait dans une description basique du projet de cette œuvre serait la suivante : portrait sculpté du poète, extraits de poèmes, grandes dimensions, installation, calligraphie, laser, verre soufflé, lumière, jardin… autant d’ingrédients pour rendre un projet théoriquement prometteur aux yeux de ceux qui ne croient pas en l’économie des moyens, mais aucune cuisine ne semble avoir été maîtrisée ne serait-ce que pour rester dans le thème de la commande. Je veux bien lire une analyse qui dit le contraire, et qui ne se “cash” pas derrière l’expression personnelle, la liberté d’expression et le chèque en blanc de l’art contemporain.
   Il faut répondre honnêtement à cette question : pour rendre hommage au poète, est-ce que le centre, ou le ministère, aurait acheté cette œuvre, au prix qu’il a dépensé pour sa réalisation, si elle était exposée dans une galerie ? Pour ma part, je crois bien que non. Et maintenant, est-ce qu’il doit l’enlever ? Non plus ! Et non pas parce que ce qui est fait est fait, ni pour légitimer des dépenses qui auraient mieux profité à la ville, et non plus parce qu’il faut respecter les formules de défense citées plus haut (liberté d’expression, etc), mais seulement parce qu’elle participe maintenant qu’elle est là, et plus par son ratage évident que par sa prétendue excellence, à maintenir ouverte sous nos cieux la porte de la critique face à tout art qui se dit contemporain. Et en matière de critique, que tout le monde s’y mette ! Se tromper, dire des bêtises, y aller en short après la plage, aura toujours de moins graves conséquences que de léguer la tâche au spécialistes autoproclamés du domaine. Sinon, la seule critique qu’on verra sera celle qui pourra s’acheter et se vendre dans un commerce de relations qui ne profitera qu’à la médiocrité.
   Tunisiens ! cultivez vos terres avec amour avant qu’il n’en revienne à d’autres de les exploiter, et aimez-le donc ce pays, comme personne ne l’aime.
Oussema Troudi, Ez-Zahra, 19 Août 2016.