Midi

Il n'était pas encore midi. Les bacs à mayonnaise étaient intacts. J'étais peut-être le premier client. J'ai passé ma commande et pris place dans la salle déserte. Assise, elle se tient bien droite dans sa robe de location. Elle maintient le sourire en prévision des photos non programmées, un sourire léger, pour éviter que les rides ne creusent des sillons irréversibles dans son fond de teint. Son smartphone, accessoire moderne nécessaire et désormais suffisant, posé sur la nappe blanche, est silencieux voire éteint. Sage, dénudé et brillant, il se fait le temps d'une soirée assorti à sa propriétaire. Quand celle-ci sentira avoir rempli cette première part du contrat, elle se lèvera pour rejoindre la mariée, ses cousines et d'autres inconnues sur la piste de danse, et d'un naturel incroyable, elle interprètera avec justesse à la fois la musique, les chaussures à talons et la coupe contraignante de la robe, sans que perle de son front une goutte de sueur. Mais avant cela, viendra ce court moment où, à quelques pas de la piste, elle abandonnera sa posture droite pour se mettre à danser. C'est le moment de la défaillance, des fois le seul de la soirée, qui n'a d'écho que celui où elle rejoint tête baissée sa table. Un moment d'hésitation, de non maîtrise, de doute, voire de honte. Elle le connaît, et elle le redoute depuis le début. Aucune leçon n'a eu pour objet cet instant précis, aucune discussion ne l'a étalé, on n'en parle jamais. Il faut remarquer que celles qui refusent de danser n'ont souvent rien contre la danse et s'y dépensent d'ailleurs ensuite volontiers, mais se laissent d'abord prier et font semblant de résister pour couvrir de fausses gestuelles la maladresse du commencement. Le grand écran affichait des pages du Coran, et une voix faisait le karaoké en chantant les versets qui passaient du noir au rouge pour revenir au noir. Le chant faisait écho dans la salle, renvoyé dans tous les sens par les posters vintage, les lampes design et le parquet en lino. Une femme de ménage tenait une télécommande et regardait de temps en temps sa montre. Au quatre-vingt-quatorzième verset d'Al-Imran, elle appuya d'abord sur "Ok", fit défiler machinalement ensuite quelques écrans avant que retentisse dans la salle une chanson de Rotana Clip. Il était Midi.